par Marc Gérald CHOUKROUN – Éditions Glyphe Juin 2012, 206 p.
L’histoire de la médecine est parcourue par deux courants philosophiques qui se croisent se complètent ou se contredisent. Parfois les auteurs penchent vers une perception de la maladie et du patient très matérielle. Cette approche explique les progrès techniques dont les avantages sont certains et améliorent les capacités thérapeutiques de la médecine. En revanche, les perspectives matérialistes peuvent exciter certaines tentations coupables, dont les patients se retrouvent victimes. C’est ainsi que l’on a vu des abus, des triches, des aspirations pécuniaires, les uns pour faire croire qu’ils étaient novateurs, les autres pour faire du commerce sans contrepartie. Et voilà maintenant que les praticiens eux-mêmes deviennent victimes : la matérialité et l’objectivité ayant mené tout droit à la rentabilité.
En outre, le souci d’objectivité a pour effet pervers de nier la dimension subjective du patient, dimension directement liée à ses racines affectives, sa fragilité déjà mise à mal par la maladie elle-même. C’est la raison pour laquelle, certains praticiens et certains patients ont pu se plaindre d’être maltraités sur le plan de leur humanité.
La deuxième approche en est l’opposé. Ces courants, religieux, philosophiques et psychologiques ont pu développer des conceptions plus proches de la sensibilité humaine, des croyances dont l’homme est friand depuis la nuit des temps. L’approche subjective de l’être humain loin de représenter une caricature de l’homme, touche sa richesse, sa profondeur, et de doctes personnes sont souvent surprises de constater que le moindre humain est sujet à une pensée, une clairvoyance et une richesse, dans sa nature.
Ayant biberonné à la fois à la faculté d’odontologie et à celle de psychologie, j’ai été plus d’une fois secoué dans mon parcours professionnel par la complémentarité
et la contradiction de ces deux approches. Il me paraît évident aujourd’hui que les praticiens sont régulièrement assaillis par une dialectique incontournable dans le diagnostic et la conduite des traitements : celle de la logique du corps et celle de la subjectivité de l’esprit. Le titre énigmatique de cet ouvrage, vise expressément non pas de proposer aux praticiens d’être champions toutes catégories de leur art, mais c’est plutôt en toute humilité et devant l’envergure du problème, que j’ai tenté d’exposer une recherche patiente sur la conciliation de cette dialectique. On comprendra aisément que celle-ci nous pousse sans cesse vers chacun des penchants avec une interrogation constante. Il me semble aujourd’hui pouvoir apporter quelques informations.
Finalement que se passe t-il dans cette subjectivité ? Il s’agit d’un véritable parcours épistémologique, car notre culture aurait tendance à nous positionner sur un axe unidirectionnel : le patient est malade, le praticien le soigne. Or il apparaît au gré de la lecture, qu’une autre perspective peut se décliner : la prise en charge du soin dépend des deux acteurs. Non, non, vous n’avez pas compris, il ne s’agit pas de la coopération libre et volontaire du patient pour que le praticien puisse mettre en oeuvre son traitement…
Cela reste encore dans l’ordre de l’objectivité. Pour améliorer la coopération, il suffit de bien comprendre les effets de communication et les comportements : plaquettes d’information, courtoisie, personnel d’accueil, décoration… Tout cela à nouveau est l’école de la technologie.
Ce qui nous interpelle, c’est par exemple le langage : comment se fait-il qu’après avoir parlé une demiheure avec mon patient sur la nécessité de faire des extractions, l’avoir écouté, l’avoir quitté avec son sourire, je reçoive une lettre deux jours plus tard m’indiquant
qu’il irait consulter un autre confrère ? Et cette patiente qui venait tous les matins sans rendez-vous au cabinet d’un confrère en se plaignant de douleurs réelles ? Et ce patient qui offre des fleurs à ma consoeur et l’assigne un mois plus tard au tribunal ? Et cet enfant qui perd son appareil dans sa chambre et ne le retrouve pas ? Non, dans cet ouvrage il est question d’observations qui ont dirigé certains penseurs vers la magie,… et pourtant. Pas question de faire l’économie d’une certaine
étrangeté, sans pour autant verser dans la croyance. Freud a toujours été contre les attitudes mystiques et c’est pour cela qu’il a dû imaginer une autre hypothèse : le transfert. Non, ce n’est pas le médecin qui hypnotise le patient et le guérit par magie, mais ce n’est pas non plus le patient à lui tout seul qui décide s’il continue d’être malade ou s’il s’oriente vers un autre destin. Oui, au fond de nous il existe une construction de notre réalité qui s’est réalisée dans les profondeurs d’un
ventre, et il serait stupide de croire que l’organogénèse s’est faite comme dans une usine de voitures ! Qu’est-ce que le corps ? Vésale nous a proposé une vision très utile pour soigner mais est-elle suffisante ? Comment fonctionne le placebo ? Est-ce le délire du patient ? Alors pourquoi peut-il développer des effets secondaires qu’il ignore ? (nocebo). La médecine possède t-elle le pouvoir de la guérison ? Dans ce cas pourquoi ne lui accorde-ton que l’obligation de moyens ?
Alors de quoi dépend la guérison ? D’un hasard ? D’une perversité du patient qui veut ou ne veut pas ? Nous voyons bien dans ces questions, que le praticien a beau se former, s’améliorer, il y a des situations cliniques qui le laissent dans l’interrogation, voire le trouble.
Face à ces difficultés, il faut savoir que des auteurs, des chercheurs, des cliniciens ont tenté de répondre. Difficile de continuer à jouer les ignorants, ou dommage, car ce que j’ai trouvé au-delà de ces réponses, au-delà d’un immense complexe de supériorité : l’excellence, c’est une tendresse dans l’exercice du quotidien. Au-delà du soin, il se passe des choses dans le sensible, et il faut cesser
d’être comme un mur, et cesser d’avoir peur de ses réactions.
L’analyse du transfert nous montre que les réactions du praticien, ou contre-transfert, sont sources de malentendus, de quiproquo, de rejets du traitement de la part du patient qui se sent mal accepté et ne nous accorde pas sa confiance. En contrepartie, le praticien qui prend l’habitude de vivre et d’assumer sa sensibilité devient plus fort, plus humain et partage sa fragilité avec le patient.
Ce n’est pas parce que l’on est très fort sur le plan de son intellect et de ses mains que l’on doit être fort sur le plan affectif, c’est même tout le contraire, les praticiens les plus forts sont menacés de psychorigidité et empêchent le patient de livrer son corps, de stimuler ses réactions immunitaires.
On apprendra dans cet ouvrage que le patient peut avoir envie de guérir ou non, s’il n’en a pas envie les meilleurs thérapeutiques seront mises en échec. En même temps, il peut être indifférent à son propre intérêt mais suivre un traitement pour faire plaisir au médecin. C’est ainsi que bien des sportifs gagnent la médaille d’or pour faire plaisir à leur coach, encore mieux lorsque le coach de la championne de boxe d’Irlande est son père !
Il est important de comprendre dans cette évolution technocratique, que l’amour est encore l’un des moteurs de la vie. La plupart des enfants qui cessent de sucer leur pouce après un entretien avec leur orthodontiste, le font par amour, amour qui a été pollué dans le cadre de leur famille par les haines, les rivalités, les craintes et les échecs, mais amour qui resurgit à l’état pur avec le praticien.
Bien sûr, on doit apprendre que cette relation est fictive, temporaire et sans engagement.
Frustrant peut être mais en même temps l’occasion de vivre une relation dans sa plénitude alors que dans la réalité, le quotidien et l’histoire casse souvent les relations. La relation médecin malade c’est la chance unique d’un patient qui peut vivre pleinement l’effet bioénergétisant d’une relation courte et localisée au lieu de soins. C’est pourquoi, Freud nous avertit bien que la condition essentielle qui
produit l’effet thérapeutique, c’est que ces affects ne dépassent pas le seuil du cabinet et qu’ils restent localisés à la parole. Il n’empêche que dans certains cas, le praticien avec conscience doit s’impliquer dans l’extrarelationnel : assister à l’intervention d’un patient, accepter l’invitation à une exposition, prendre des nouvelles d’un patient qui a subi une épreuve de vie importante.
C’est ce soutien qui a force de soin.
Que la faculté ne se limite qu’à la transmission d’un savoir objectif, c’est son droit, mais il est fondamental aujourd’hui de signaler que la pratique clinique ne peut se limiter à ce savoir. Ce n’est même pas une démarche volontaire de ma part d’aborder ce sujet, c’est du vécu tant comme un praticien qui a pu mesurer l’effet de la relation sur l’efficacité thérapeutique, que comme malade lorsque mon corps défaillant a été mal compris et inquiété par des praticiens non formés à cette science de la psychologie médicale.